Marseille, une ville créative ?
Dans quelle mesure la capitale européenne de la culture s’accompagne-t-elle d’une volonté de régénération urbaine par la culture ? Marseille rejoindrait-elle les «villes créatives» mondialisées ? Elsa Vivant déconstruit ces récits qui prétendent que la culture joue un rôle moteur dans le développement urbain. Quant à Nicolas Maisetti, il propose une remise en contexte «locale» de ces enjeux éminemment politiques.
« Bien qu’urbaniste de formation, Elsa Vivant n’hésite pas, dans ses travaux de recherche, à utiliser les outils de la sociologie. Elle produit ainsi une critique très argumentée de la ville créative . Des études de terrain en France et dans le monde anglo-saxon lui ont permis d’interroger les fondements idéologiques de cette notion de créativité et son lien avec les processus de gentrification ». Cette courte introduction du géographe Boris Gresillon cerne parfaitement le positionnement d’Elsa Vivant. En effet, cette universitaire analyse les mutations urbaines à l’aune de leurs effets sur les populations. Elle décrypte ainsi les stratégies de pouvoirs et les récits qui les légitiment. Pour Elsa Vivant, la « ville créative » participe de ces constructions idéologiques qui, en mettant à mal les principes d’égalité, minent la démocratie.
Naissance artificielle
L’universitaire remonte tout d’abord aux sources de cette fiction qui ne fait pas du tout rêver. « Charles Landry, consultant britannique fut le premier, dans les années 1980, à parler de Creative city. Il a proposé de nouvelles méthodes de travail pour les producteurs de la ville. Il les a incité à sortir d’une logique réglementaire et planificatrice pour s’orienter d’avantage vers ce qu’en France on nomme l’urbanisme stratégique ». Son ouvrage The Creative City : A toolkit for urban innovators a eu beaucoup de succès dans le monde anglo-saxon. Ce terme de ville créative sera ensuite accolé aux travaux très controversés de Richard Florida. Pensons le matin a déjà mis en lumière l’incohérence des thèses du géographe américain. Mais ce qui intéresse Elsa Vivant, ce n’est pas tant le discours de Richard Florida, que la manière dont il va être interprété. « Une idée va s’imposer : l’un des enjeux de développement des territoires consisterait à attirer les populations qui participent à la réussite économique. Avec, pour conséquence, le formatage des espaces urbains en fonction des pratiques supposées de consommation de cette supposée catégorie socioprofessionnelle. ». Pourtant, des travaux de recherches déconstruisent cette approche qui ne repose sur aucune base scientifique. Mais ces études fouillées ne sont pas assez médiatiques et sans doute moins rassurantes que les recettes simplistes. « Des universitaires, poursuit Elsa Vivant, ont notamment pris comme objets d’enquête des individus qui, a priori, relèvent de la catégorie « classe créative ». Et ils les ont interrogés sur leur logique de choix résidentiel. Qu’est ce qui les attire dans une ville ? Est-ce vraiment l’offre d’aménité culturelle ? L’ouverture d’esprit ? » La conclusion est sans appel : « Cette population a des logiques de choix résidentiel classique. Le premier critère : la possibilité de trouver un emploi. Le second : avoir des amis ou de la famille sur place. » D’autres travaux ont étudié les politiques d’attractivité résidentielle à destination des classes moyennes supérieures. « Ces études démontrent que l’on aura beau transformer les espaces urbains, créer des produits immobiliers qui pourraient satisfaire les goûts supposés de ces populations, si on n’agit pas sur l’attractivité économique du territoire cela ne sert à rien. On ne s’installe pas quelque part si l’on ne peut pas y trouver un travail. » La « créativité » d’une ville ne serait donc en aucun cas un facteur d’attractivité déterminant. « Bien d’autre éléments sont d’abord à prendre en compte : la centralité, la présence d’équipements structurants, l’accès aux transports, la qualité du bâti, des écoles… »
De quelle créativité parle-t-on ?
La classe créative dont rêvent beaucoup de maires correspond, selon les classifications de l’Insee, aux cadres et professions intellectuelles supérieures. Pourquoi les villes cherchent-elles à attirer ces populations ? Parce qu’elles ont un pouvoir d’achat important et sont peu consommatrices de services publics et de politiques sociales. « Mais cette classe socioprofessionnelle est beaucoup moins homogène qu’il n’y paraît », poursuit Elsa Vivant. Le lien entre les activités « créatives-intellectuelles » et le niveau de revenu est complètement arbitraire. On est même en droit d’affirmer que la société capitaliste ne récompense pas la véritable créativité mais, au contraire, freine son expression. Et la chercheuse de citer une enquête de l’institut d’aménagement et d’urbanisme de la Région l’Île de France sur les industries créatives. « Cette étude met en évidence qu’en l’Île de France 6,3% de la main d’œuvre peut être considérée comme des « travailleurs créatifs ». Plus du tiers de cette activité concerne l’industrie du logiciel et du jeu vidéo. Ces travailleurs ont proportionnellement un niveau d’études bien supérieur à l’ensemble de la population francilienne. Le taux d’exercice en indépendant est également beaucoup plus important dans cette catégorie socioprofessionnelle. Ces travailleurs créatifs sont donc confrontés à une plus grande précarité que les autres acteurs de l’économie. De plus, cette main d’œuvre est jeune. On peut en déduire que leur situation professionnelle n’est pas tenable » . Les villes se transforment donc pour accueillir des populations qui ne sont pas en mesure d’assumer les coûts induits par ces transformations. « Si les villes voulaient vraiment attirer les créatifs, elles mèneraient une toute autre politique. Les créatifs ne sont pas en recherche d’immeuble de grand standing. Au contraire, ils ont besoin d’espace bon marché ».
Cette notion de ville créative est pour le moins paradoxale. Elle pose la créativité comme un élément structurant du devenir urbain mais, dans le même temps, les conditions de travail des créatifs deviennent de plus en plus difficiles. La créativité, au sens capitaliste du terme, n’a pas pour finalité de libérer l’imaginaire, d’exacerber la capacité de création de chacune individu. Ce n’est pas la singularité et le dissensus, le décalage et le déplacement artistique qui intéressent les adeptes de la ville créative. L’approche est uniquement normative et instrumentalisée. Par un retournement de valeurs pernicieux et comme l’a démontré le sociologue Pierre-Michel Menger, l’artiste précarisé devient alors l’archétype du travailleur idéal dans une société libérale. Il est flexible, autonome, responsable et mal payé. Il a intégré le principe que le système est profondément inégalitaire. Il accepte la prise de risque et l’incertitude. Le Medef, tout en cherchant à rogner toujours plus sur le système d’indemnisation des intermittents du spectacle, rêve de généraliser ce « model » à l’ensemble du monde de l’entreprise.
La ville créative est également définie par un type d’activité : les industries créatives qui sont alors présentées comme des secteurs d’activité très porteurs pour le développement économique. Mais, encore une fois, qu’entend-on par industries créatives ? Elsa Vivant : « C’est une construction politique. Elle a été inventée dans un cabinet ministériel du Royaume-Uni. Cette catégorie agglomère ce que l’on nomme habituellement les industries culturelles et les activités qui emploient une main d’œuvre très qualifiée et qui s’appuient sur l’exploitation d’idées nouvelles ou la valorisation de la propriété intellectuelle. Dans cette catégorie sont regroupés, la publicité, le design, la mode, la production de logiciel, de jeux vidéo… » Mais pourquoi créer ainsi artificiellement une nouvelle catégorie socioprofessionnelle ? « Les industriels vont ainsi chercher à faire évoluer les législations du droit travail et de la propriété intellectuelle en fonction de leurs intérêts. Et, pour les décideurs locaux, cette approche justifie la poursuite des politiques de soutien aux pôles de compétitivité et aux systèmes productifs locaux. La Silicon Valley apparaissant comme LE modèle à reproduire ».
Comment Marseille est-elle entrée dans ce jeu ?
Marseille n’est pas identifiée comme un site très porteur en termes d’industrie créative. La culture a pourtant été mise en avant en tant que levier pour inscrire la métropole dans la compétition urbaine mondialisée. « Le classement de la Datar en 2003-2004, a permis d’objectiver cette stratégie, explique l’enseignant chercheur Nicolas Maisetti. Cette étude comparative classa Marseille au vingt-troisième rang des 180 villes européennes de plus de 200 000 habitants. En réponse à ce classement peu valorisant, la CCI Marseille Provence a lancé l’ambition Top 20 ». Objectif : hisser Marseille Provence parmi les vingt premières métropoles européennes en termes d’attractivité et de compétitivité. Et la culture était censée faciliter cette ascension. Dans sa thèse de doctorat en science politique Nicolas Maisetti décrypte ce processus : « Depuis 2001, une coalition de d’entrepreneurs était déjà regroupée au sein de l’association Mécènes du Sud avec l’objectif avoué d’utiliser la culture pour promouvoir le territoire. L’élection à la tête de la Chambre de commerce et d’industrie (CCIMP), de Jacques Pfister, proche des Mécènes, procure à cette mobilisation de chefs d’entreprise l’enceinte capable de requalifier la culture sur l’agenda politique du territoire ». La CCI va ainsi être l’un des porteurs de la candidature de Marseille au titre de capitale européenne de la culture. « Marseille-Provence 2013 offre aux chefs d’entreprise réunis autour de la CCIMP l’opportunité de structurer et d’organiser un intérêt professionnel et politique ». Cette implication s’inscrit dans un climat de défiance vis-à-vis du pouvoir politique local ; les acteurs économiques lui reprochent notamment son incapacité à construire la métropole. « Cette candidature a, en effet, permis d’intégrer la culture en tant qu’élément structurant de la métropolisation », explique Didier Hauteville qui a suivi ce dossier de très prêt. « Il n’est pas non plus anodin, poursuit-il, que la direction opérationnelle du projet ait été confiée à Bernard Latarjet, une personnalité extérieure ». Les élus ont donc été relativement mis à l’écart de la première phase de la candidature de Marseille-Provence 2013. Ils ont bien sûr ensuite repris la main.
Capitale européenne de la culture et projet urbain
Elsa Vivant a suivi la mise en place d’une autre capitale européenne de la culture : Lille 2004. « Il est très intéressant de comparer les deux projets. A Lille, la candidature a été portée par énormément d’acteurs locaux. Le consensus s’est construit autour d’une idée : Lille devait devenir une métropole et la culture événementielle était un élément de cette métropolisation. Un club, le Comité Grand Lille, regroupait les décideurs politiques, économiques, mais aussi les élites de la société civile. Cet espace de réflexion a rendu possible la coordination de l’action entre tous les acteurs ».
Marseille-Provence 2013 n’a pas été l’objet d’un tel consensus. Cependant, ici aussi, la capitale européenne de la culture s’inscrit dans une stratégie urbaine plus globale. Elsa Vivant estime que le projet de territoire porté par les élites économiques et politiques de Marseille concerne l’espace portuaire. « Ce port qui est en transformation, qui libère du foncier, mais qui coupe la ville de son accès à la mer. Or intervenir sur ce périmètre coûte très cher et nécessite des modes d’intervention spécifique. D’où la création d’Euroméditerranée, un établissement public d’aménagement ». Nous sommes face à ce qu’il est convenu d’appeler l’urbanisme par projet. « Cette stratégie répond à la volonté d’atteindre un objectif très précis. Pour ce faire, on met en place des dispositifs d’action, d’organisation et de financement ad hoc.
Le secteur privé est fortement partie prenante de ce type d’opération ».
La grande différence entre l’urbanisme par projet par rapport à l’urbanisme par planification ne réside-t-elle pas dans le caractère plus ou moins démocratique de l’élaboration de l’opération ? Pour Philippe Hauteville pas de doute : « Le projet est une machine infernale qui s’impose en échappant aux règles ». A l’inverse, les documents de planification doivent être approuvés par des instances de décision démocratiques. Des processus de consultation permettent à la population d’en prendre connaissance, de les critiquer et de les modifier.
Entre institué et l’instituant
L’enjeu, qu’il soit urbain ou culturel, est bien démocratique. La question de la participation, de l’implication des populations reste entière et ce, autant pour la construction d’un projet de ville que pour l’élaboration d’un événement de grand ampleur. « Pour Lille 2004, comme pour Marseille-Provence 2013, la place laissée à la société civile ne fut pas assez importante, fustige Claude Renard. A Marseille, la société civile de la culture est l’une des plus dynamiques de France, mais elle n’a pas été assez impliquée dans l’élaboration du projet de capitale européenne de la culture ». Claude Renard insiste sur la nécessité de laisser s’exprimer des microprojets qui permettent à leurs acteurs de maîtriser jusqu’au bout le processus dans lequel ils s’engagent. Ce qui n’est bien évidemment pas le cas des grands projets. La dimension institutionnelle s’accompagne forcément d’une part de dépossession pour les participants. Pourtant, comme le fait remarquer Philippe Foulquié, fondateur de la Friche La Belle de Mai, les artistes et les opérateurs culturels ont su être des acteurs de la capitale européenne de la culture. Certains se sont saisis de cette opportunité pour inventer des dispositifs que MP2013 a ensuite cherché à modéliser. « Malgré la volonté de tout planifier, il existe toujours des formes imprévus d’appropriation des projets, analyse le sociologue Jean-Christophe Sevin. Marseille-Provence 2013 s’adresse majoritairement à la ville centre. Plus de 50% de la cité n’a pas été pris en compte par le projet. Mais la ville n’obéit pas aux acteurs stratégiques. Elle n’est pas passive. Elle ne fait pas que subir, elle est aussi active ». Nicolas Maisetti renchérit : « Beaucoup d’opérateurs, tout en participants à la capitale européenne de la culture, sont restés très critiques non seulement sur la fonction de la culture dans la ville, mais aussi sur les enjeux urbains sous-tendus par l’événement. »
Fragilisation des fictions qui contredisent les discours officiels
Quoi qu’il en soit, le choix d’implanter des équipements culturels structurants dans une zone qui, justement, est l’objet d’une profonde reconfiguration urbaine ne relève pas du hasard. Mais, pour Nicolas Maisetti, ce marché de la croissance économico-culturelle est un mythe. « La culture n’a pas la recette magique pour développer les économies, tout en participant à la recomposition de certains quartiers ».
En présentant la créativité comme un levier de développement urbain et économique, on la vide de toute sa dimension émancipatrice. Comme l’a démontré la philosophe Joëlle Zask, le gain principal de la créativité est ailleurs. Quand il est « partagé », cet élan participe d’un double processus d’individuation et de socialisation qui nous permet d’être partie prenante du jeu politique et social. « De toute façon, les projets urbains ne sont pas adossés à des projets culturels, conclut Elsa Vivant. Ils vont éventuellement en mettre en place, en instrumentaliser. Mais la culture n’est qu’une variable d’ajustement ». Il ne faut donc pas s’étonner si, malgré la capitale européenne de la culture et les équipements structurants qui l’ont accompagnée, les budgets culture des collectivités territoriales sont orientés à la baisse. Le MuCEM et la Villa de la Méditerranée participent de toute évidence à la transformation urbaine du centre-ville. Mais quel est le sens politique de cette mutation,si, dans le même temps, les subventions aux associations artistiques ne cessent de diminuer ? En réduisant ainsi la marge de manœuvre de ce que Philippe Foulquié nomme la société civile de la culture, on limite d’autant les « fictions » qui pourront contredire les récits officiels.
Intervenants
Elsa Vivant, Nicolas Maisetti, Boris Gresillon
Il n'y a aucun commentaire
Ajoutez le vôtre