Exister au travail… (6/12/2015)

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Réflexions sur le travail vivant

Le cinéma le GYPTIS consacre les semaines de décembre 2015 au thème des représentations cinématographiques du travail et de ses conflits. Dans ce cadre, Pensons Le Matin s’associe à l’organisation de la journée de dimanche consacrée au travail vivant et la part de soi qu’on y engage.

Organisation de la journée au Gyptis :

  • 10h : Comment exister au travail … débat animé par Pensons le Matin
  • 14h : projection du film « Cheminots » de Luc Joulé et Sébastien Jousse
  • 16h : conversation avec les auteurs : comment filmer le travail aujourd’hui ?
  • 18h : projection du film c’est quoi ce travail ? de Luc Joulé et Sébastien Jousse. Ce film noue un parallèle entre les ouvriers de l’usine Peugeot PSA de Saint Ouen et le travail que le compositeur Nicolas Frize a engagé entre 2012 et 2014 lors d’une résidence artistique parmi eux. Ce film est sorti en salles le 14 octobre 2015.

10h : Comment exister au travail … : débat animé par Pensons le Matin
Dans un contexte de crise du fordisme, de fin du plein emploi, de montée en régime des méthodes de management libéral depuis les années 1990, et de confusion entre le travail et l’emploi, le débat s’est développé sur la question du travail aujourd’hui. Qu’est-ce qui permet le travail et la qualité du travail ?
Même dans une usine du secteur automobile, de l’industrie, les ouvriers, les hommes et femmes ne sont pas des machines. L’usine a besoin de leur inventivité, de leurs efforts, de leur habileté pour que ça tourne. Sans l’humain, la machine tourne à vide. L’usine tourne grâce aux hommes qui corrigent les insuffisances du système technique.
Dans une époque où la souffrance au travail ne peut plus être niée par les hérauts du management libéral, le débat est ouvert sur la dimension immatérielle du travail réel qui subvertit les principes du travail prescrit.
Les deux films qui sont présentés l’après-midi montrent que les ouvriers ne sont ni des machines, ni des accessoires, ni des objets passifs. Ils sont vivants et au cœur du système technique de production, même si cette vie est difficile et violente. Même si cette vie n’est peut-être pas celle que pourrait attendre un homme ou une femme. La subjectivité est partie prenante de l’engagement dans le travail. Cette part affective et sensible est bien sûr invisible, mais sans elle, point de rentabilité capitaliste, point de productivité, point de qualité.

Nous vous attendons nombreux.

Intervenants


  • Luc Joulé, réalisateur et co-auteur avec Sébastien Jousse des films « Les Réquisitions de Marseille – mesure provisoire », « Cheminots » et « C’est quoi ce travail ? »
  • Christophe Massot, sociologue, qui travaille sur la santé au travail et sur les liens entre activité et organisation. Il cherche à mettre en relation la « clinique de l’activité », telle que pratiquée par Yves Clot et ses équipes, et les sciences sociales s’intéressant au travail. Il produit un documentaire mensuel sur Radio Grenouille cherchant à laisser entendre une parole singulière sur le travail.
  • Florent Chiappero, architecte du Collectif Etc.
  • Henri Soler, Scop-Ti, ex-FRALIB
  • Christophe Apprill, sociologue

Regard sur la rencontre :

Luc Joulé :

Que ce soit notre premier film « Les Réquisitions de Marseille – mesure provisoire » en 2004, ou « Cheminots » en 2009, nos films traitent du travail, d’une manière ou d’une autre. Dans le premier, il s’agissait de raconter l’histoire des quinze usines réquisitionnées à Marseille par Raymond Aubrac à la Libération, où va s’inventer une autre manière de diriger les entreprises au sortir de la guerre pour relancer l’économie du pays.
Ce n’est pas simple de faire un film sur le travail, car ce n’est pas facile d’entrer dans le monde du travail. A chaque fois, ce sont des conditions singulières qui permettent à nos films de voir le jour. Et nous cherchons toujours à inscrire les gens dans notre recherche sur le travail, à réfléchir ensemble sur ce qu’ils font, sur leur relation au travail, qu’elle soit individuelle ou collective.
Faire des films sur le travail est à la fois une question culturelle et une question politique. Le lieu du travail est un lieu très contrôlé. Introduire un regard extérieur, une réflexion sur le travail et son organisation, ne va pas de soi. Il nous semble que le travail doit rester un lieu ouvert et demeurer un sujet qui se discute. Cela, non plus, ne va pas de soi.

Christophe Massot :

Je travaille sur les risques psycho-sociaux (RPS), c’est-à-dire que je réalise des expertises sur les RPS à la demande des CHSCT (Commission Hygiène et Sécurité et Conditions de Travail). Et j’ai fait de la recherche sur ces questions avec le CNRS (sociologie des organisations).
La distinction entre le travail prescrit et le travail réel est fondamentale : le travailleur doit trouver les moyens pour parvenir à réaliser ce qu’il a à faire. Il faut travailler pour réaliser sa tâche. Le système technique ne peut fonctionner que si le travail est vivant, c’est le travailleur qui fait vivre la prescription. On peut comprendre l’intérêt qu’il peut y avoir à laisser penser que le travail est la seule application mécanique d’une prescription.
Il y a aussi la distinction essentielle entre ce que l’on voudrait faire et ce que l’on ne fait pas. Ou plus. Les travailleurs peuvent minorer cet apport vivant, le dévaloriser, l’amoindrir dans leurs propos.
La question du travail possible et non fait, est une question essentielle. Ce qui fait souffrir c’est non seulement l’intensité, mais surtout la réduction de tous les possibles de l’humain, la potentialité qui doit être tue. L’activité empêchée épuise les travailleurs, jusqu’à ce qu’il fasse de leur travail une maladie.
Les medias sont silencieux sur cette différence entre travail réel et travail prescrit. Aujourd’hui, dans beaucoup de milieux, les professionnels sont réduits à faire un travail dans lequel ils ne se reconnaissent pas, ou plus. Pourquoi ce travail réel est-il caché, empêché ? Comment le remettre dans l’entreprise, et dans l’espace public ?

Florent Chiappero :

Je fais partie d’un groupe composé d’une dizaine d’architectes (Collectif Etc). Vous savez que l’architecture est un métier extrêmement lié à l’ego et à la compétition. Le travail en agence est aliénant. J’y ai travaillé un an, les autres aussi. Ensuite nous avons voulu faire autre chose : une autre manière de faire la ville ; une réflexion sur les outils de travail. Aujourd’hui, au sein du Collectif Etc, nous avons chacun une activité à temps plein (mais qui n’est pas du travail), partiellement rémunérée (où l’on mélange trop vie professionnelle et vie privée pour pouvoir comptabiliser). On habite ce flou entre ce qu’on fait et ce qu’on aime faire.
Sur le plan juridique, l’association est collégiale, chaque membre est salarié solidaire, c’est un peu comme une coopérative mais sans l’existence de parts, ce qui nous permet d’entrer et de sortir sans mécanisme de vente ou d’achat. La prise de décision se fait en toute transparence entre nous, et s’établit sur la base du consensus. On a essayé le vote, mais ça ne marche pas ; c’est même à éviter.
Qui fait quoi ? On est tous pareils, on a le même âge et le même parcours, mais, à compétences identiques il y a des petites différences. Personne ne se spécialise (il n’y a pas de « référents »). La gestion des tâches quotidiennes est tournante. Si on ne veut pas réaliser une tâche, on externalise (mais ça coûte), ou alors on fragmente la tâche pour que chacun puisse en assurer une partie (ce qui est le cas de la comptabilité, qu’on a voulu conserver pour en rester maître). Et quand il y a un problème, on utilise le tirage au sort.
Faire tourner un groupe demande beaucoup d’énergie, c’est très riche et intéressant. C’est le moteur de notre activité.

Henri Soler : 1336 et Scop-Ti (ex Fralib) :

Par la lutte collective, nous avons construit une scop, société coopérative, avec un cadre d’autogestion. Il n’y a pas de hiérarchie entre nous, chacun a son mot à dire. Il n’y a pas de système horizontal, mais nous restons quand même dans un mode de gestion capitaliste, qui demande des « référents », comme un directeur. Mais les décisions sont prises par l’ensemble de la base : conditions de travail et salaires, production. On est multitâches, ce qui est valorisant, car on acquiert des compétences pour garder la maîtrise du bateau. On est devant notre responsabilité. Le pouvoir de l’entreprise c’est de mettre en œuvre la formation. Une opératrice peut faire de la comptabilité. Si quelqu’un est intéressé pour une tâche et n’a pas les compétences, nous engageons une formation. Il n’y a pas de strates, les salaires ne sont pas hiérarchisés, sauf ceux des « responsables », mais faiblement. C’est la base qui choisit ses  « responsables ». Il y a une différence de salaire mensuel de 70 € entre un opérateur et un agent de maîtrise. Le directeur est pénalement responsable, c’est donc normal qu’il gagne un peu plus. Le rapport entre le plus petit et le plus gros salaire est de 1,25.
Effectivement la prise de décision est plus lente, il y a une certaine inertie, mais elle est également plus forte et plus efficace.
Nous aussi, nous considérons que la production culturelle dans l’entreprise est importante. Nous avons monté un groupe de musiciens (« Los Fralibos »).

Deux CD ont déjà été enregistrés. Une pièce de théâtre forum a également été produite : on n’est pas des comédiens professionnels, mais il s’agit là de développement personnel et de développement du processus d’ouverture d’esprit. Le cadre d’autogestion consomme et produit de la culture.
Notre expérience n’est pas unique en France, elle est plus visible, car le combat s’est développé sur la communication. A Carcassonne aussi, il existe une entreprise de crèmes glacées Pilpa, non chimiques, et ses 114 salariés se sont organisés en scop en 2013.
Il faut prendre son destin en main.

Christophe Apprill

Je vais vous lire un extrait d’un petit livre « Chroniques du travail aliéné » (Editions d’une, 2015). Il s’agit d’une quarantaine d’entretiens recueillis par Lise Gaignard 1 dans son cabinet, auprès de gens (principalement des cadres) qui lui étaient adressés pour « souffrance au travail ». Les entretiens se sont faits en plusieurs fois, puis ils ont été synthétisés ensuite par Lise Gaignard. Le texte que je vais vous lire s’intitule « Choura, employée de telecom » :
J’ai été envoyée à une formation sur le changement il y a dix ans : j’ai compris que ça sentait déjà le brûlé… J’ai demandé ma mutation en province, c’était toujours cinq ans de gagné, le temps que les fameux « changements » arrivent jusqu’ici. Et puis il y a eu les grèves, une super mobilisation ; on s’est tous engagés. On m’a vue en piquet de grève avec les tracts à la porte : on s’y croyait – au final, on n’a rien gagné du tout. Mais dans mon service, je suis devenue la bête à abattre. J’étais entrée dans l’œil du cyclone : syndicaliste allumée, plus de cinquante ans, dans une entreprise « en restructuration » comme ils disent…. Les collègues du syndicat, tout ça, ça ne les choquait pas pareil que moi : ils étaient plus jeunes, ils avaient peur. J’ai commencé à me sentir vraiment mal.
Au bureau on ne me passait plus rien, les chefs étaient sur mon dos tout le temps ; j’ai même été contrôlée pendant un arrêt maladie. Je ne supportais plus. Un jour, j’ai pété les plombs dans le bureau du DRH, ils ont appelé le SAMU : hosto… Personne ne m’a appelée à la maison pendant un an, ni mes chefs, ni mes collègues, ni les potes du syndicat. Je leur en ai voulu longtemps : j’attendais, rien ne venait… J’avais demandé à être expertisée par un psychiatre, pour prouver que mes troubles étaient « imputables au service » : même ça, ça a raté…. Et pourtant, des troubles, j’en avais, j’en ai encore, je m’en rends bien compte. Je voulais prouver que c’était la boîte qui m’avait rendu dingue ; j’ai juste réussi à prouver que j’étais dingue. Ils ont appelé ça des « troubles relationnels », alors en plus, pour mon « employabilité », comme ils disent, ce n’était pas top.
J’ai fini par reprendre, au bout d’un an, dans un autre service. J’ai obtenu de changer de responsable de secteur. Quatre mois après ma reprise, cancer du sein… Je ne suis revenue au boulot que depuis quelques mois. Enfin, quand je dis « au boulot, je suis plutôt au placard. Ils m’ont enlevé presque tout mon travail, je m’ennuie. J’ai un e-mail par semaine, deux ou trois coups de fil. Ce que je fais, je le fais bien, c’est sûr, j’ai le temps ! Je commence mes journées par calculer mes frais : ça dure une demi-heure, je fais traîner. Après, j’attends, je lis le journal, je me fais des tisanes, c’est long.
Ce qui m’a le plus déçue, c’est quand mes collègues m’ont dit : « Va voir un psy ! ». C’est vrai que je suis très mal, mais est-ce que c’est « psy » de n’avoir pas voulu céder sur les acquis sociaux ni sur les manières de travailler ? Ils disaient que j’étais trop rigide, qu’il faut savoir « reprendre » le travail après une lutte. Ils se sont fait plumer, avec ce qu’ils ont signé pour les trente-cinq heures, ensuite avec les accords de restructuration, et ce n’est pas fini. Je suis sur la touche, à part, toute seule en fait. Même à l’association professionnelle, ils me regardent en coin. Je suis larguée, j’aurais dû céder bien avant, mais je n’ai pas pu. Je ne comprends pas comment font les autres. Ça me dégoûte. Je me rends compte que c’est disproportionné, ma réaction, mais je ne peux plus voir les choses autrement. J’attends la retraite, je ne milite même plus, les collègues du syndicat sont gênés, quand on se croise, ils regardent ailleurs. Moi aussi. Je suis coupée de tout.

Tous les entretiens présentés par cet ouvrage retracent les mêmes dégradations de l’environnement au travail et leurs répercutions sur la personne. Ils sont exemplaires en ce qu’ils soulignent la nécessité de prendre en compte à la fois les dimensions psychiques et les dimensions sociales, pour parvenir à rendre compte de ce qui relève du travail et non de la seule personne. Autrement dit, seule une psychogénèse ne saurait rendre compte de la complexité de ces processus. C’est pourtant ainsi que les managers entendent traiter ce type de problèmes : « voyez, cette personne était un peu fragile, et donc, elle n’a pas pu supporter les défis de l’entreprise… ». Lise Gaignard synthétise la formidable entourloupe qui structure les mutations du monde du travail : « Le changement dans le monde du travail le plus frappant à mes yeux depuis trente ans en France, ce n’est pas la transformation – pourtant importante – des modes de management, ni les catastrophiques techniques d’évaluation pipées, ni la mondialisation. Pour moi, la différence majeure, c’est qu’en France, quand on est victime d’une injustice épouvantable au travail… on demande à aller chez le psy ! »

La combinaison d’une psychogenèse avec une sociogenèse permet de recontextualiser ces trajectoires individuelles dans une histoire sociale, celle précisément de la montée en régime des méthodes de management libéral depuis la décennie 1990. Nous sommes désormais tellement habitués au vocabulaire, qui signe cette progression, que nous n’y faisons plus attention : flexibilité, projet, créativité… Ces mots d’ordre ont été déployés pour tenter de dissimuler les causes de l’aliénation, et les faire passer pour des « problèmes personnels ». L’approche du travail qui est défendue dans ce livre s’inscrit dans le prolongement de celle qui est présentée par Félix Guattari dans les « Trois écologies » 2, où il développe la notion d’« écosophie » qui articule trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité. Guattari invite les psychanalystes à cesser de se focaliser sur la seule psychogenèse et les sociologues à ne pas s’arrêter à une sociogenèse. Son écosophie plaide pour une approche transverse des phénomènes sociaux afin de ne laisser en suspens aucune des dimensions agissantes qui constituent un fait social. C’est aussi la vertu du recueil de Lise Gaignard : nous faire entrevoir la complexité de la souffrance au travail et surtout de rappeler qu’elle n’est pas une fatalité, qu’elle n’est pas réductible à une psychologisation, et qu’elle trouve ses fondements contemporains dans des méthodes « modernes » de management.

Le débat est ouvert :

La culture dans l’entreprise produit-elle autre chose ?

Luc Joulé précise qu’aux Aciéries du Nord, la plus importante usine réquisitionnée à Marseille en 1944, la nouvelle direction décide très rapidement la construction d’un centre culturel. Il sera aussi rapidement démoli, lorsque l’entreprise sera rendue aux actionnaires en 1948.

Un budget culture éphémère …

Florent Chiappero raconte qu’il y a trois ans, les recettes annuelles avaient été suffisamment importantes pour décider d’établir un budget culture, pas énorme, puisqu’il s’agissait de 50 € par mois, de même pour un budget transport. Mais l’année suivante avait été moins bonne, et la première chose qu’on a décidé de sacrifier a été ce budget culture ! En fait, la production est inhérente à notre rapport au travail : on fait aussi de l’architecture pour nous.

L’intelligence collective est bien plus forte que le potentat

Henri Soler répond par l’affirmative, ça change, quand on doit passer par le collectif pour toutes décisions : la question des marques, la communication, la forme de la boîte, etc. Et chacun doit donner son avis. Certains sont plus volubiles que d’autres. Puis c’est synthétisé, ce qui amène à la décision. Dans la lutte on communiquait sur différents thèmes, l’habitude a été prise de partager ses réflexions, chacun peut s’exprimer, il n’y a pas de barrières. Chaque idée est intéressante. On a multiplié les réunions. On reçoit aussi plus fréquemment les retours d’information des conseils d’administrations. C’est une nouvelle façon de travailler, où tout le monde participe au fonctionnement de l’entreprise. On a gagné cette liberté, aujourd’hui on la met en œuvre. On n’est pas omniscient, on croise seulement nos réflexions. L’intelligence collective est bien plus forte que le potentat.
Nous sommes cinquante-huit coopérateurs, avec le soutien d’intervenants : des experts, avocats… sachant qu’avec un seul avocat, on a cassé trois PSE [Plan de Sauvegarde de l’Emploi] qui détruisent l’emploi (là aussi les mots font forts !). Et il est prévu bientôt que cinquante autres ouvriers intègrent l’usine.

Quelle est la force de votre culture ?

Claire demande si ce mode nouveau de fonctionnement peut transformer l’outil et le produit. On ne sait pas ce qui est fait dans l’usine aujourd’hui, quelles incidences la lutte a-t-elle eu sur le choix des plantes, des produits, etc. Quelle est la force de votre culture ? Quel est votre épanouissement dans votre activité ?

Aujourd’hui, quand on est fatigué, on s’arrête

Henri Soler répond que le changement personnel est phénoménal. Nous avons une façon différente de mettre en œuvre le travail. L’absence de hiérarchie influe sur les conditions de travail : aujourd’hui un opérateur travaille sur une seule machine, alors qu’auparavant il travaillait sur quatre machines, voire huit, quand il fallait remplacer son collègue. Aujourd’hui, quand on est fatigué, on s’arrête. Le fait de mettre l’humain au centre, a considérablement amélioré les conditions de travail. Notre intérêt pour le développement humain commence dans cette construction du collectif. Le Comité d’Entreprise propose un festival de musiques ou de films engagés (on a de la place, les machines n’occupent pas tout l’espace !) ; on a aussi un projet photovoltaïque.
1336 jours de lutte ça laisse le temps de construire ! La qualité des produits est un sujet important pour nous, et pour nos clients. L’entreprise reprend ses responsabilités sociétales. Avec nos fournisseurs, nos relations sont sur la base de partenariat, et donc de la confiance. Nous ne sommes plus sur l’industrie chimique comme avant, nous nous orientons vers le bio et le local, pour relocaliser, à l’inverse de ce qui est fait. Unilever avait 56 milliards de chiffre d’affaires, et dégageait 5 milliards de bénéfices. Ils avaient trouvé une solution pour que les pauvres eux-mêmes puissent accéder à la consommation, en baissant le prix du paquet de lessive par la diminution du poids du paquet ; or, tout le monde sait que proportionnellement un kilogramme coûte plus cher que cinq kilogrammes !

Choix avant … choix pendant …

Florent Chiappero ajoute que, pour le Collectif Etc, le choix de travail collectif a été fait initialement, à la différence des Fralib, où ils ont été obligés de construire leur modèle pendant la crise.
Mais Henri Soler conteste en précisant que la réflexion politique sur le modèle du travail a plus d’un siècle, et la réflexion syndicale a beaucoup contribué. Etre à la CGT depuis quarante ans a contribué à la réflexion de ce qui représente  aujourd’hui des avancées sociales (travailler 35h payées 40h ; puis travailler 32h payées 37h30). Ces réflexions antérieures ont contribué beaucoup au développement de notre modèle « 1336 »

Le refus de parvenir …

Florent Chiappero cite un livre de Marianne Enckell : le « refus de parvenir » 3, écrit en 2014, qui s’oppose au métier de l’architecte poussé par tous les moyens à parvenir. Mais ce refus de parvenir, ce sont les autres qui l’appliquent en s’y soumettant. Parce que, pour nous, notre travail choisi nous accomplit, nous donne le sentiment de parvenir.

Une contradiction personnelle

Jean-François oriente le débat sur le travail « empêché », même si cette différence entre travail prescrit et travail réel est classique et connue en sociologie du travail. C’est la manière dont on conçoit son travail et qu’on ne peut pas faire. Je prends un exemple, mon métier d’enseignant. L’enseignant se trouve dans une contradiction personnelle : pour accomplir son travail, comme il l’entend, il n’a qu’à créer une école privée, ce qui est alors contraire à sa croyance fondamentale dans le service public de l’école et la même école pour tous. Les syndicats n’ont pas été d’un grand apport dans cette contradiction. Ils ont été très prescriptifs et normatifs dans le milieu enseignant, ce qui m’a m’a gêné.

Le travail « empêché » …

Christophe Massot précise que le travail « empêché » est une problématique présente dans tous les milieux. Dans l’industrie, comme les services. Dans les milieux de cadres comme dans ceux des ouvriers. Les salariés vivent tous les jours avec ce qu’ils ne font pas. Avec leur travail sans qualité. Avec le mépris, dont ils savent leur travail porteur auprès des usagers, des clients qu’ils voient tous les jours.
Si les travailleurs veulent des conditions de travail correctes, c’est pour pouvoir faire un métier dans lequel ils se reconnaissent. C’est là le combat des Fralib : conserver les emplois pour pouvoir faire un thé ou des infusions, dont ils soient fiers.
Il dit également qu’il y a une contradiction essentielle : la volonté des travailleurs à faire un travail de qualité, souvent malgré tout, souvent contre les procédures et les directions, permet de maintenir la performance de l’organisation et de faire tourner la machine. La volonté de bien faire permet de réaliser le travail même au-delà des prescriptions. Elle est donc une forme de résistance et, en même temps, la condition du maintien du fonctionnement des entreprises contemporaines.

Une expérience transposable ?

André soumet deux questions :
– Pour Etc : votre organisation inhabituelle du travail a-t-elle suscité des curiosités ?
– Pour 1336 : avez-vous été contacté par des directions d’entreprises, des syndicats, pour transposer ailleurs votre expérience et votre modèle de fonctionnement ?
Florent Chiappero répond qu’il existe d’autres collectifs similaires. Oui, il y a curiosité sur notre mode de fonctionnement et sur nos projets, puisqu’ils sont liés. Nous avons été contactés par des aménageurs qui s’interrogent sur leur propre travail, ils s’interrogent autant sur le déroulement de leurs projets que sur leur propre mode de fonctionnement.
Et Henri Soler évoque l’expérience de la scop des chèques-déjeuner, qui comprend huit cents salariés.
Le temps est une dimension importante. Prendre le temps de prendre une décision. Et plus on est nombreux, plus on a d’idées.
Mais la structure scop n’est pas une fin en soi, c’est ce qu’on y fait dedans qui est important. D’autres scops ont intégré complètement les aspects du capitalisme, d’exclusion, de non ouverture, je pense au groupe Fagor 4. D’autres scops ont recours à des intérimaires pour accomplir les tâches ingrates…
Nous avons un potentiel de production de 5000 tonnes pour 280 employés, et nous réfléchissons souvent aux limites à ne pas dépasser en cas de développement de l’activité. Unilever nous fournit un fonds de roulement qui n’est pas nominatif (même si c’est dans le cadre de nos indemnités de licenciement), nous avons chacun effectué là un choix d’intérêt collectif.

Les temps ancrés dans la lutte

Pierre-Alain parle de la dimension du temps, du temps de travail. Vous avez eu certainement des débats sur le nombre d’heures de travail et sur la rémunération. Vous ne comptez pas votre temps, vous avez investi votre vie personnelle dans votre travail. Ces temps avec la machine, ces temps de délibérations, ces temps de formation, comment sont-ils reconnus ? C’est une nouvelle relation au temps, ancré dans la lutte.

On fait tout à la fois

Henri Soler précise que, même si les architectes font aussi de la comptabilité, nous sommes à la fois devant une machine, et aussi dans le développement de la marque, à réfléchir sur plusieurs dimensions simultanément. On est en activité permanente, sur une démarche humaine ; c’est plutôt un cadre contractuel. On ne hiérarchise pas nos activités. Quand j’étais jeune, j’ai fait une formation de « collaborateur d’architecte », donc je sais un peu dessiner, même si j’ai fait d’autres choix après. Et cette compétence je l’utilise aujourd’hui dans la scop. Il y a des choses à réfléchir sur le sociétal : le seul salaire n’est pas suffisant.

L’épanouissement personnel influence la production

Christophe Apprill reprend l’exemple des précaires d’Ile-de-France, des intermittents du spectacle. Pour eux ce n’est pas le temps de travail qui compte, cette manière économétrique du monde libéral. Les artistes ont déplacé l’objet en affirmant qu’une lecture est un travail, car elle influence la production future de l’artiste, tout comme le rêve, la libido, la réalisation de soi, etc., sont aussi des sources d’inspiration.

Ce sacro-saint nombre d’heures…

Pierre-Alain continue en affirmant être nourri de la question du travail. André Gorz et Dominique Meda ont repris la définition du travail et ils ont traité de la différence entre l’activité qui nous rémunère et l’environnement qui nous émancipe. Pour les ex-Fralib, ces 1336 jours ont redéfini leur rapport au travail. Quels moyens avons-nous d’analyser cette nouvelle relation au travail ? Aujourd’hui on parle de plus en plus de la souffrance au travail, il y a beaucoup de souffrance au travail. Comment peut-on argumenter contre le lien entre la lutte et le nombre d’heures ? On n’arrive pas à dépasser ce sacro-saint nombre d’heures, tout comme le revenu minimum pour sortir de l’économique et du monétarisme.

Temps et salaire ne sont plus déterminants

Christophe Apprill s’interroge sur la manière dont d’autres acteurs découplent le temps de travail (soit le nombre d’heures) et la rémunération. Temps et salaire ne sont plus déterminants dans ces expériences inédites. Les intermittents l’ont bien montré, en reprenant la question de l’aliénation, de la souffrance et de la réalisation de soi. Il convient cependant de se méfier de certaines approches qui, sous couvert d’expliquer les conditions d’emploi et de travail des intermittents, en réalisent une critique ambivalente.
Par exemple, celle de Pierre-Michel Menger 5, l’un des sociologues spécialistes de ces questions, ne fait pas forcément l’unanimité. Lorsqu’il traite des concepts du « travail » et du « travail créateur » dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Lazzaratto 6 lui reproche alors de ne pas citer une seule fois le « capital ». Un comble, écrit ce dernier, lorsqu’on travaille sur le travail…

Etc, en fait, suit un modèle néo-libéral…

Florent Chiappero affirme avec humour que le Collectif Etc est néo-libéral, car chacun fait ce qu’il veut. On pratique la flexibilité, et on aime ça parce que c’est notre choix, et c’est pour nous. On ne compte pas nos heures, parce que cette forme de travail nous convient.

Ces modalités nouvelles qui intègrent la maîtrise d’usage

Claude évoque le projet d’aménagement des Casernes de la Belle de Mai, à Marseille, et la concertation qui a eu lieu l’année dernière. Dans les friches et les nouveaux territoires de l’Art, nous avons coutume de citer la formule : « de l’ouvrier à l’oeuvier », avec une utopie semblable. L’interdisciplinarité a renouvelé la dimension artistique : la structure scop, la collégiale, etc. Ces modalités nouvelles permettent d’échapper à la sacro-sainte compétence, et d’intégrer la participation de « personnes de bonne volonté » dans un projet. Ce processus se développe dans le monde, et plus laborieusement à Marseille, et il progresse. Ma question est alors : avec quelles transformations dans votre métier ? avec quelles transformations de notre rapport au travail ?

Se réapproprier les mots…

Christophe Massot pointe la nécessité de se réapproprier les mots, comme le mot « flexibilité », pour l’extraire de sa dimension purement financière. La « performance » c’est faire des produits de qualité à des prix corrects fabriqués par des gens qui touchent un salaire décent. C’est le projet des Scop-Ti. On ne peut pas se contenter d’une condamnation simple de la performance, parce que ce serait devenu le mot du patron. On ne peut pas, si on veut construire une critique, seulement vouloir ne pas vouloir être performant. Il faut discuter ce terme et dire ce qu’on entend par la performance au plus près du travail. C’est alors un projet politique : soutenir les travailleurs pour qu’ils reprennent le pouvoir de dire ce qu’ils entendent par « performance ».
On peut réfléchir aussi au terme « intensification » : on peut souhaiter à quelqu’un une vie intense. Mais de quelle intensité parle-t-on : celle de l’accroissement mécanique des mouvements ? Celle de l’initiative, de l’inventivité ? Ces termes doivent revenir dans le discours de la critique. Parce que ce sont des mots essentiels.

Se réapproprier les outils…

Pierre-Yves demande comment faire pour valoriser cette différence entre travail prescrit et travail réel ?
Pour travailler bien, il faut sortir de la prescription, et le faire en cachette. Moderniser Sans Exclure l’avait bien montré, avec ces ouvriers qui construisent chez eux de petits outils, ingénieux, pour leur permettre d’assurer correctement leur travail, impossible à réaliser avec les outils prescrits (parce qu’inadaptés). Et ceci afin d’éviter la fermeture de l’usine.

Redonner du pouvoir d’agir aux travailleurs…

Christophe Massot parle de redonner du pouvoir d’agir aux travailleurs : les enjeux sont énormes. Il y a aujourd’hui un tel déni du travail, une telle invisibilité des travailleurs dans les espaces publics, médiatiques ou politiques ! C’est la question essentielle de l’action syndicale : non pas seulement négocier ou obtenir de meilleures conditions de travail, mais surtout faire valoir le point de vue du travailleur à la hiérarchie ? Se faire le relais de ce que pensent les travailleurs de leur métier, de ce qu’ils voudraient en faire. Ce serait une transformation du fonctionnement syndical lui-même, un fonctionnement de « la page blanche », selon l’expression de certains d’entre eux.
C’est un enjeu pour notre démocratie elle-même : la condition pour sortir de la domination des experts sur nos vies et nos fonctionnements. Nous, le peuple, nous savons ce que nous affrontons, réalisons dans le travail. Nous savons ce qui est possible ou non. Et cette connaissance, cette intelligence collective est ce qui peut permettre de reprendre la main sur nos vies : puisque nous savons, il ne peut revenir à un expert, d’où qu’il vienne, de décider en notre nom. Fralib en est là un bel exemple : ils savaient comment produire un bon produit, à qui le vendre, avec quelle machine, etc… Alors ils ont refusé la décision d’un Conseil d’Administration de délocaliser la production hors de France.

En vrac…

Les réflexions sur le travail universel, sur l’individualisation des salaires, sur les passerelles entre les domaines professionnels différents, tout ça a été longuement réfléchi depuis des siècles. J’ai espoir dans une prise de conscience collective.

Une disparition du travail organisé

Pour tenter de répondre à la question : comment la ville tente-t-elle de masquer le travail ? Patrick confirme que le rapport au temps est fondamental mais il doit s’analyser sous différents angles. Celui des ouvriers de Peugeot en contrat à durée indéterminée, ont une situation tellement contraire et différente à celui des travailleurs des Terrasses du Port, qui hormis quelques cadres, sont essentiellement des intérimaires, des travailleurs à temps partiel ou des sous-traitants. On assiste à une disparition du travailleur organisé pour plonger dans une flexibilité libérale, effarante celle-là, et qui se déroule sous nos yeux !

S’interroger sur le « génie du lieu » et le génie des gens…

Luc Joulé parle de questionnement artistique. La manière dont le lieu et les hommes sont soumis à une fiction totalitaire ne doit surtout pas être remise en question. S’interroger sur le « génie du lieu » et le génie des gens, permet la transformation. Se réapproprier les mots réarme l’imaginaire. Le travail artistique a un rôle à jouer dans cette réappropriation.

Des idées nouvelles…

A la question : avez-vous des exemples d’idées nouvelles qui n’ont pas abouti ?
– Florent Chiappero a du mal à répondre, car c’est tellement technique et lié au travail d’architecte. Si, une idée nouvelle, que nous prônons : on veut faire la fête sur les chantiers !
– Et Henri Soler prend l’exemple de l’élaboration des deux marques : les idées de noms sont venues des salariés. « 1336 » a été un choix collectif, « Scop-Ti » a été choisi dans l’idée de véhiculer le bio et l’alternatif. Même si nous avons eu le soutien de « marketteurs » amis (qui ont esquissé le design de « 1336 »), c’est l’ensemble du collectif qui a décidé. De même pour les relations partenariales avec les fournisseurs (à la différence de notre ancienne direction Unilever qui achetait les produits en Suisse pour profiter de la défiscalisation). Chacun participe selon son degré d’affinité avec la tâche.

C’est la même chose à Pensons le Matin

Et Didier de conclure que c’est la même chose dans l’organisation de Pensons le Matin, c’est celui qui dit qui fait : celui qui propose une idée de débat, va le contextualiser, l’organiser et articuler les intervenants.

1 Entre 2007 et 2014, la psychologue du travail Lise Gaignard rédige des chroniques à partir d’entretiens menés dans son cabinet. Elle souligne les phrases les plus affligeantes, les retape, et change les prénoms. Aujourd’hui, réunis dans un ouvrage « Chroniques du travail aliéné », ces textes sont poignants : la psychanalyste a du mal à relire son livre. Elle n’est pas la seule : « On m’a reproché de dire du mal des travailleurs », raconte-t-elle.
En savoir plus sur :Oubliez le psychologue
Chroniques du travail aliéné : « Ce livre parle de notre voisin de palier, de la femme au comptoir ou derrière le guichet ; il parle de nous, de notre monde ordinaire, avec nos mots, ceux de tous les jours. Des mots qui ne prennent pas de gants, directs sur ce monde banal et cruel. Rien de spectaculaire, rien que l’ordinaire. Mais des drames, des gens qui craquent ou qui meurent, sans que ralentisse le cirque infernal, “comme si de rien”. Ceux qui parlent, d’ailleurs, étaient à fond dans le circuit, jusqu’au pépin… Quelque chose est arrivé qui les a mis hors course, les yeux dessillés. C’est ce moment de la prise de conscience, quand ils envisagent leur compromission dans le système néolibéral à s’en rendre malade, que Lise Gaignard saisit ici sur le vif. »

2 « Trois écologies » de Félix Guattari – Paris, Éditions Galilée, 1989

3 « le refus de parvenir » de Marianne Enckell, écrit en 2014, nous rappelle avec bonheur que l’on peut vivre, que l’on peut réussir sans être un parvenu qui cherche à grimper dans l’échelle sociale. Pour cela, il suffit de s’insérer dans ces mille petits ou grands mouvements de solidarité, toutes ces associations qui nous rappellent que l’être humain n’est pas fait uniquement pour compter ses sous ou pour monter dans une hiérarchie.

4 Le groupe FAGOR et la Corporation Mondragon, est un groupe basque de 289 entreprises et entités. C’est en 2012 le plus grand groupe coopératif du monde.

5 Pierre-Michel Menger est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), et professeur au Collège de France où il occupe une chaire de sociologie du travail créateur. Il revient sur le statut controversé des intermittents et fait la sociologie du travail flexible. En savoir plus :l’intermittence est un système inégalitaire

6 Lazzarato Mauricio, 2014, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les prairies ordinaires, p. 57.




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