Pour une agriculture urbaine à Marseille. Après un accueil petit-déjeuner, la séance s’est déroulée en plein air autour du livre de Joëlle Zask : « La démocratie aux champs ». Joëlle Zask a développé trois notions clés, inter-reliées :
– cultiver la terre, au sens de travailler la terre en prenant soin d’elle, sans recourir à la chimie pour intensifier la production et échapper aux aléas naturels, ni se référer à une vision « puriste » de l’écologie ;
– se cultiver ;
– et créer une culture commune.
Le point de départ théorique était de comprendre comment les paysans, au sens des petits paysans traditionnels – à distinguer de ceux qui ont recours à l’agriculture intensive – ont contribué à l’essor démocratique depuis la nuit des temps, tout en ayant été mis dans les poubelles de l’Histoire. L’objectif, pour Joëlle Zask, était de revisiter cette réalité, car sans la considération des paysans et de leur travail, nous ne pouvons concevoir une véritable écologie démocratique. La notion de « cultiver la terre » induit un certain type de relation à la terre, qui ouvre la porte sur une seconde notion, celle de l’écologie démocratique. Celle-ci promeut des modes de vie démocratiques et des perspectives d’avenir. Elle débouche sur la figure du jardin partagé, comme « modèle » de la société démocratique, terreau issu d’une société civile capable d’influencer l’action politique.
Les représentants de « Terre de Mars » ont présenté leur travail et leurs projets dans le domaine de l’agriculture urbaine. Après le débat, ils nous ont proposé une visite guidée de leur domaine.
Cette séance de « Pensons le matin » est accueillie par « Terre de Mars » dans le cadre d’une manifestation co-organisée avec la plate-forme HYPERVILLE. Hyperville est une cabane d’édition initiée par le Collectif ETC, l’atelier Formes Vives, la revue Strabic, Sixième Continent et Espaces Possibles. Du 24 au 27 juin 2016, à Marseille avec Madrid, Hyperville a présenté la première édition de son atelier intensif itinérant ! Pendant quatre jours ont été invités des représentants de la bouillonnante capitale espagnole : Basurama, Madstock, Todo Por La Praxis et Vivero De Iniciativas Ciudadanas, pour un récit de leurs actions dans un contexte politique à la fois loin et proche du nôtre. Et, en rebond, ils nous livrent leurs regards sur nos propres pratiques.
Intervenants
- Joelle Zask, philosophe dont le dernier livre, « La démocratie aux champs1 » parle du jardin d’Éden aux jardins partagés, ou comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques – Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte – 250 pages
1 On a l’habitude de penser que la démocratie moderne vient des Lumières, de l’usine, du commerce, de la ville. Opposé au citadin et même au citoyen, le paysan serait au mieux primitif et proche de la nature, au pire arriéré et réactionnaire.
A l’opposé de cette vision, ce livre examine ce qui, dans les relations entre les cultivateurs et la terre cultivée, favorise la formation de la citoyenneté. Défile alors sous nos yeux un cortège étonnant d’expériences agricoles, les unes antiques, les autres actuelles ; du jardin d’Eden qu’Adam doit « cultiver » et aussi « garder » à la « petite république » que fut la ferme de Jefferson ; des chambrées et foyers médiévaux au lopin de terre russe ; du jardin ouvrier au jardin thérapeutique ; des « guérillas vertes » aux jardins partagés australiens.
Cultiver la terre n’est pas un travail comme un autre. Ce n’est pas suer, souffrir ni arracher, arraisonner. C’est dialoguer, être attentif, prendre une initiative et écouter la réponse, anticiper, sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr, et aussi participer, apprendre des autres, coopérer, partager. L’agriculture peut donc, sous certaines conditions, représenter une puissance de changement considérable et un véritable espoir pour l’écologie démocratique.
- des représentants de Terre de Mars, jeune équipe de paysagistes qui défend les valeurs du bon sens, du bien faire et du bien être. Elle rassemble des personnalités aux compétences diverses qui s’unissent pour expérimenter ensemble un modèle de développement exemplaire d’agriculture urbaine et le faire partager auprès des citoyens marseillais.
Regard sur la rencontre :
Nathalie et Jean-François ont organisé cette séance de Pensons Le Matin qui s’est déroulée hors les murs, sur le domaine de Terre de Mars, dans le fin fond du quartier de Sainte Marthe.
Joëlle Zask :
Ces trois sens de culture : cultiver la terre, se cultiver et cultiver la civilisation, sont reliés intrinsèquement, même si on a tendance à isoler la culture de la terre des deux autres. Cet isolement est à la source de la détérioration de la planète, des relations inter-humaines, des interactions sociales et du vivre ensemble. Plus j’avance dans mes recherches, plus il me semble que la reconnexion entre ces trois aspects doit devenir un objectif politique, démocratique et écologique. Cultiver la terre n’est pas une activité comme une autre, il s’agit de développer une vision qui s’oppose à l’agriculture industrielle. C’est l’association entre deux activités souvent dissociées : produire des aliments et les conditions de la survie biologique, et le fait de préserver la terre et d’en prendre soin. Cette association entre la préservation de l’homme et celle de la planète se retrouve dans tout un ensemble de mythes anciens, comme celui de Déméter, par exemple. La manière actuelle de revisiter « Gaïa » (la Déesse mère) me semble contreproductive. C’est aussi le mythe du jardin d’Éden, un lieu littéraire ou religieux, où la prescription est très forte : Dieu plante le jardin, ensuite il y met Adam pour le cultiver et le protéger, pour le reproduire, l’ensemencer, l’embellir, et avec une dimension d’esthétique convoquée comme une condition du renouvellement de la planète. Adam n’est pas du tout ce personnage oisif, représenté souvent dans la peinture comme étant allongé à regarder les oiseaux passer. Au contraire, il dégage une grande activité.
Je voudrais associer le travail du jardinier qui veut préserver la terre, et celui du cultivateur qui produit l’alimentaire. Ce paysan s’oppose à l’agriculteur industriel ou au salarié agricole, du fait de cette double activité qui lui donne sa définition de jardinier-cultivateur. Ce motif est très répandu dans toute l’histoire de l’humanité, non seulement au travers de la Bible, mais aussi parce que cela apparaît comme une belle manière d’habiter la terre. La distinction entre occupation et habitation est utile.
Adam, ou le paysan, est dans une posture très équilibrée entre produire et préserver. C’est la position écologique par excellence, entre conquérir et s’isoler. Ces deux attitudes politiques ont des traductions à la fois nombreuses, et antidémocratiques. D’un côté, le motif de l’Homme qui conquiert la planète pour la dominer et la soumettre à ses désirs – l’homme comme maître et possesseur de la nature, selon Descartes. L’idée de la Civilisation consiste, là, à subsumer toutes les catégories planétaires sous l’égide de la raison, et à dominer les rythmes naturels pour éviter les risques et l’imprévisible. Cette idée de la conquête, de la domination, du contrôle, va traverser toute notre histoire. Elle est particulièrement forte en France à l’époque des physiocrates qui recherchent à rationaliser la production agricole pour augmenter les taux de productivité, et qui va se continuer ensuite avec l’école agronomique à partir des années 1840. Cet ancêtre des stations agricoles nazies, des kolkhozes soviétiques ou même des fermes verticales chinoises, permet de comprendre à quels excès politiques peuvent mener ces volontés de rationalisation et de domination de la nature sauvage, qu’on trouve à peu près dans toutes les civilisations. Toutes ont ce démon de la conquête à écarter.
L’autre aspect très problématique, dont on voit des versions dans les domaines de l’art, de la science ou du vivre ensemble, consiste dans l’idée de fusion, ou de fraternité. Cette idée qu’on est tous les mêmes et, qu’en tant qu’homme, on se réalise d’autant mieux qu’on met entre parenthèses ses facultés humaines pour se rapprocher d’un « noyau d’authenticité ». Cette philosophie de la fusion se retrouve dans beaucoup de mouvements écologiques aujourd’hui, où l’homme devient l’ennemi de la planète parce qu’il développe des activités spécifiquement humaines. Là, on a l’idée de la nature sans homme, et d’une humanité parfaite qui doit entrer en communion avec une nature, comme le Robinson de Michel Tournier qui se fond dans les limbes.
Cette position intermédiaire, de laquelle tirer un vocabulaire utile au renforcement d’une écologie spécifiquement démocratique, ni fasciste, ni remise dans les mains d’une science prétendument rationnelle ad vitam æternam, vise à développer une culture de soi. La culture de la terre est apparue comme une condition du développement de l’individualité humaine, condition de l’existence humaine qui cesse d’être clivée entre l’âme et le corps (vie psychique et vie matérielle). Elle va contrevenir au dualisme théorie/pratique auquel on est habitué. Cette culture de soi correspond justement au développement du spécifique de l’humanité et du vivre ensemble, à travers des formes de complémentarité, de solidarité et de décisions communes. C’est la raison pour laquelle des jardins ont été très tôt intégrés dans des écoles, et pensés comme un outil pédagogique.
Le jardin partagé existe dans de nombreuses régions, non seulement pour un fondement économique de base, en produisant des compléments alimentaires et une nourriture saine, mais également pour le développement de la personnalité à travers un certain nombre d’actes ramenés à ce qu’on appelle une expérience. Autant Montessori, Freinet, que Deway, ont introduit des jardins dans l’école, car ils ont pensé que l’on pouvait enseigner toute chose comme on enseigne le jardinage. Plus exactement, en jardinant, l’enfant est responsable d’un mètre carré de terre, tout en contribuant au dessin géométrique du paysage, et c’est ainsi qu’il apprend la géométrie. Sous la conduite de son maître, il va entreprendre de faire pousser des plantes, ce qui va l’introduire à un grand nombre de connaissances : géographiques, biologiques, arithmétiques, historiques, alimentaires et relevant des sciences sociales. Et surtout il va apprendre à se situer par rapport au résultat observable de sa propre activité. Finalement, faire une expérience, c’est introduire un changement dans la réalité qui conduit à des conséquences observables, et qui vont permettre de se situer et de décider du cours d’actions ultérieures dans son existence. Si bien qu’apprendre par l’expérience, et apprendre, c’est la même chose ! L’enfant n’est pas un réceptacle dans lequel on va déverser des connaissances. On n’apprend rien, si on ne participe pas au contenu enseigné ni à la logique de l’enchaînement des apprentissages. Le jardinage et la pédagogie active sont la même chose.
Un grand nombre d’expériences auprès des psychotiques, des prisonniers ou des marginalisés, produisent la même conclusion. Si on mettait des jardins à disposition des migrants, par exemple, ils retrouveraient alors une responsabilité, une estime de soi et une estime des autres qui seraient très efficaces. C’est dommage qu’on n’utilise pas plus le jardinage pour restaurer ou pour créer des conditions d’estime de soi.
Le dernier thème que je voulais évoquer, c’est de penser la culture de la terre comme historiquement relevant de la démocratie, ou d’une forme de vie démocratique avant la lettre, et comme un partage de valeurs appartenant à la démocratie. J’ai vérifié avec des médiévistes : non seulement les paysans ont été « mis dans les poubelles de l’histoire », comme disait Trotsky ; mais ils ont toujours été considérés comme des animaux non politiques (c’est Aristote qui définit l’homme comme un « animal politique »). Ce sont des animaux tout court. La quantité de motifs qui, dans toutes civilisations d’ailleurs, disqualifient les paysans, les humilient ou les dénigrent, sont très nombreux. L’idée que le paysan est un être laid, noir, ridé, penché, bossu, rapetissé par sa tâche, est montrée dans les miniatures qui datent depuis le IXe siècle. Il est bassement matérialiste, il s’occupe de la subsistance, et est comme entravé dans sa psyché par cette activité si matérialiste et répétitive. Tout ce qu’il produit est ingéré, ce qui fait que son activité ne laisse pas de trace visible. Il est également pécuniaire, férocement attaché à son lopin, penché sur son sillon matin et soir, il ne peut alors être que conservateur et réactionnaire. C’est un travail qui isole, et faute de la compagnie de ses semblables, il ne peut jamais développer un esprit sociable, encore moins un esprit public. Quant à un esprit politique, il ne saurait en être question. Ce qui fait que notre vocabulaire même (démocratie, public, citoyen) exclut le paysan de la vie politique.
Tout ceci est historiquement faux, car nous avons, entre le IXe et le XIIe siècle, des traces d’autogouvernements paysans qui avaient atteint un degré de sophistication impressionnant. C’est l’âge d’or de la démocratie paysanne au Moyen Age, qui existait également dans l’Antiquité : en Grèce antique, en Égypte ou en Mésopotamie. Ces formes de gouvernement paysan, auto-formé, démocratique, avec des assemblées, une constitution, des rotations de magistrature et des divisions du pouvoir, incluaient la présence des femmes avec des fonctions administratives équivalentes à celles des hommes. La dualité « genrée » et sexuelle n’existait pas jusqu’au XVIIIe siècle.
Ces gouvernements paysans sont démocratiques en ce qu’ils associent des formes du commun à des formes de l’individualité. L’exemple des jardins partagés illustre bien cette notion. Chacun est responsable d’un lopin, quelle que soit la taille du lopin. Ce lopin est inclus dans un terrain commun, qui appartient à Dieu, ou bien à personne, ou bien à la Municipalité, ou parfois à la Nation, qu’importe. Ce terrain n’est donc pas approprié au sens où il ne fait pas l’objet d’une propriété absolue ou exclusive. Au contraire, sur ce terrain vont s’exercer des droits multiples du responsable mythique, mais aussi ceux du journalier, du métayer, de l’ouvrier agricole, du paysan, qui a un accès direct à la terre, des droits de cueillette, de chasse, de collecte du bois, de l’eau, etc… Le commun est donc lié à un régime de propriété spécial, de l’ordre de l’allocation, de la concession, etc. Mais il est aussi, depuis le paléolithique, lié à la « science paysanne ». On a toujours opposé le savoir-faire paysan et la Science, et là, avec cette « science paysanne », c’est l’agronomie qui accompagne le développement de la culture de la terre depuis la nuit des temps. Il n’y a pas de science sans une communauté qui la porte, sans la communication, le partage, la mise à disposition des résultats accumulés par les générations antérieures. Je pense à l’exemple des jardins partagés de New York dans les années 1970, ces « Community Gardens » pluriculturels et protecteurs d’une population déclassée et marginalisée (protéger les enfants des dangers de la rue, se mettre à l’écart des trafics de drogues, etc…). Là, des témoignages attestent de la vitesse de circulation des connaissances. Le partage des savoirs est la forme de communauté la plus aboutie, loin de l’information des médias qui ne représente pas un partage démocratique. La science, sans la démocratie, n’a pas de sens, de même pour l’art. Le jardin partagé est un modèle qui permet d’arrêter de penser que la démocratie est une affaire de foule, et qu’il faille en finir avec l’individualité. Au contraire, il y a une forme d’individualisme démocratique, n’ayons pas peur de ce mot, un individualisme non pas au sens d’un individu tout-puissant dans ses prérogatives, ses intérêts, ses désirs, ses besoins. Il s’agit plutôt de l’individu comme fruit de la communauté, comme nos enfants sont le fruit de l’éducation que nous leur avons prodiguée. L’individu devient presque une utopie, un projet, ce n’est pas quelque chose donné au départ.
Le jardin partagé raisonne aujourd’hui très fortement sur le plan politique, car il réinscrit la dimension du « prendre soin » de l’individu comme du « prendre soin » de la terre et de l’expérience de l’individu pour penser le vivre ensemble.
Maxime Diédat :
Pour Terre de Mars, c’est la différence entre nourrir et alimenter qui fait résonance avec ce qui vient d’être dit. On alimente une machine ou le bétail, ces alimentations ne sont pas forcément nourrissantes. Nous, nous cherchons à produire de la nourriture plutôt que des aliments.
Nous sommes issus de formation de concepteurs paysagistes, qui sont en général derrière leur ordinateur pour produire des plans. Nous préférons, nous, être dans la nature, et cette tendance dans la profession des paysagistes se retrouve également chez des architectes ou des urbanistes. Nous avons eu envie d’avoir d’un côté les mains dans la terre, et de l’autre côté la capacité de concevoir du projet. C’est pourquoi, à la suite de nos études, nous nous sommes réunis à l’automne 2014. Nous avions été plusieurs à avoir réalisé notre mémoire de fin d’études sur les sujets relevant de la question agricole et, avec l’opportunité du terrain ici, nous avons commencé à cultiver au printemps 2015. C’est donc une expérience toute jeune, avec une éthique comme, par exemple, l’absence de produits chimiques. Le bio représente une grande avancée, mais sur la carotte bio, par exemple, on se rend compte qu’il y a des produits chimiques, des produits de synthèse ou des produits minéraux. Nous nous sommes confrontés à la question du bio, et parallèlement nous voulions travailler avec des espèces diversifiées, dont certaines ne figurent pas au catalogue officiel et ne sont pas autorisées par le bio. Nous avons souhaité préserver notre cohérence, quelles que soient les « autorisations » du bio.
Après une première année de culture, nous nous sommes restructurés pour évoluer, et nous avons redéfini notre champ d’action. Nous conservons la dimension productive, avec une centaine d’espèces différentes pour vingt-huit fruits et légumes décidés. Pour s’en sortir économiquement, il fallait développer la transformation des produits, avec le processus URBA TERROIR, qui peut se définir par « de la graine à l’assiette ».
Enfin, pour changer d’échelle, on s’est également interrogé sur l’impact de notre nourriture sur le paysage. En choisissant de produire et manger local, le paysan entretient le paysage et les abords de la ville. Le territoire de Sainte-Marthe est encore assez préservé, et représentatif de ce qu’était la campagne marseillaise jusqu’à il y a cinquante ans : une bastide avec un corps de fermes sur ses flancs. Les paysans entretenaient des restanques, des terrains avec leurs cultures, et sculptaient le paysage. Des peintures de l’époque industrielle montrent cette bastide, les champs, les usines et la mer : c’est toute la construction du terroir marseillais qui est ainsi représentée. L’anarchisme de l’urbanisation marseillaise est reflété par les grands ensembles, implantés chacun à la place d’un domaine bastidaire. Par exemple, le Merlan était auparavant un périmètre de bastides, qui s’est progressivement rempli de voies routières, d’HLM ou de zones pavillonnaires : une construction en patchwork.
La réflexion à Terre de Mars a donc évolué vers l’envie de préserver un territoire agricole selon l’environnement urbain. C’est pourquoi nous développons des réponses à des appels à projets, partant de notre expérience concrète et avec l’intention de définir une cohérence dans la construction de logements, par exemple. Plusieurs articles de revue montrent que Marseille était encore autonome sur le plan alimentaire, notamment laitier, jusqu’au milieu des années 1970, ce qui reste proche de nous ! Le cours Julien était le marché d’échange des productions agricoles du bassin marseillais. La mondialisation des échanges a cassé cette autonomie alimentaire.
Cette année, nous voulons également développer une dimension de transmission. La pédagogie autour du jardinage nous semble essentielle, au travers d’ateliers, où confier à des enfants une plante ou un terrain est très formateur. Également auprès des adultes. Nous développons plusieurs techniques, dont notamment la permaculture, centrée au début sur le jardin et qui prend une dimension de mode de vie. En Amérique du Nord un mouvement s’amplifie, le bio-intensif, extrêmement productif et nutritif grâce à des plantations serrées et, aussi, un travail particulier sur le compost. Ainsi on essaye de regarder tous les modèles « paysans » et de les adapter (ou non) à notre terroir.
Le débat est ouvert :
Bernard avait deux questions : d’une part, quelles conséquences revêt l’autosuffisance qu’incarne le paysan dans le rapport à l’autre, à l’altérité ? Et peut-on se demander si l’idéalisation de l’autosuffisance paysanne représente un risque de refus de l’altérité ?
Joëlle Zask : je suis philosophe politique et c’est la question de la démocratie qui m’intéresse. Il y a une utilité à distinguer l’autonomie ou l’autosuffisance, avec l’indépendance : ce sont deux choses vraiment différentes. L’indépendance est toujours une liberté d’action, alors que l’autonomie est une liberté de la volonté, un libre-arbitre. Cette distinction est utile dans le sens où l’indépendance n’entraîne ni l’autarcie ni l’isolement. Historiquement les paysans sont indépendants, et, d’ailleurs, rêvent d’indépendance, et s’appuient sur les Evangiles, le Tao ou les traditions anciennes pour clamer leur droit et leur goût de la liberté. Dès l’Antiquité, ils expriment qu’être aux commandes de son travail est à la fois le début de l’indépendance, et ce qui le constitue vraiment comme membre pleinement participant d’une société donnée. Ils pensent l’indépendance mais sont profondément solidaires. Je ne veux pas brosser un portrait idéal, mais le comportement des paysans n’est pas plus atroce ou plus égoïste que celui des ouvriers ou des habitants des bourgs. La vie paysanne a souvent été innervée par des formes de solidarité forte, comme par exemple la lutte des enclosures chez les paysans anglo-saxons depuis le XIIIe siècle. Vous avez également le mouvement politique de solidarité qui défendait le droit à l’accès à la terre (la terre à ceux qui la cultivent).
Par ailleurs, la forme « jardin partagé » associe des pratiques individualisées et des pratiques communautarisées, si bien que l’altérité (soit la réalité du monde, ou la reconnaissance de l’extériorité du monde hors de moi) met l’esprit de conquête en échec. Et cette forme est liée à ce que l’expérience fait prendre acte que l’alter ego est animé d’une logique parfois différente de la sienne propre, et qui est aux commandes. Cette reconnaissance de l’indépendance du monde, à l’œuvre dans le fait même de prendre soin de la terre, est aussi incluse dans la théorie du « care ». L’idée d’autosubsistance rejoint l’idéal d’indépendance alimentaire, telle qu’elle est réapparue dans les années 1990, avec les « incroyables comestibles » en Angleterre, à Todmorden au sud de Manchester. Dans cette petite ville textile sinistrée avec une grande population au chômage, quelques femmes redéveloppent la culture et le maraîchage dans l’idée de revenir à une économie réelle, de poursuivre un souci éducatif et un souci politique. Ces trois dimensions imbriquées l’une dans l’autre pour atteindre à 70 % aujourd’hui l’indépendance alimentaire. Finalement, Todmorden cultive des légumes dans des espaces publics quotidiens (cours, abords des rues, etc.) sans droit de propriété (les légumes sont pour tout le monde). A travers la pluralisation de leurs activités les habitant(e)s sont parvenus à créer des marchés, à retrouver de vieilles recettes de cuisine, à valoriser des conserves, à commercialiser et à multiplier les échanges : ainsi le maraîchage est devenu l’activité principale de la ville et s’est substitué à l’usine qui avait fermé.
Christian Tamisier : je trouve très intéressant le rapport établi entre l’agriculture et Marseille. Quand on regarde les ouvrages portant sur Marseille, de Marcel Roncayolo, d’Alessi dell’Umbria ou de Michel Peraldi, il s’avère qu’en milieu méditerranéen, la ville crée la campagne, au contraire du nord de l’Europe où la campagne naît des villes. Marseille, avant la métropolisation qui a commencé avec la mondialisation et la décolonisation, était à la fois une ville-usine, une ville-campagne et une ville-port. Elle est un objet territorial complexe avec ces trois niveaux. Les rapports entre l’agriculture urbaine et la densité urbaine sont à analyser finement, et j’ai vu que vous aviez une compréhension fine de cette réalité marseillaise et métropolitaine.
Je suis ému d’être ici avec vous tous, suite à la disparition cette année de Joël Ricorday puis de Georges Demouchy. Les paysagistes ont été en première ligne, appelés à la « réparation » des erreurs et des impasses des grands ensembles d’habitat social, et ils avaient repéré, notamment Joël Ricorday, qui habitait à Sainte Marthe, tout près d’ici, que le rapport entre la requalification des espaces extérieurs des cités en lien avec les restes de la campagne encore présente, représentait un potentiel pour la reconquête d’une qualité urbaine. On a commencé il y a vingt-cinq ans, à Sainte Marthe, qui a été la couveuse de l’implantation marseillaise de l’École du Paysage de Versailles. Depuis vingt-cinq ans les étudiants travaillent sur les rapports entre la campagne et les cités, le canal et l’irrigation. Toutes sortes d’études en transversalité avec les ministères de la Culture et de l’Environnement, ont porté sur les jardins familiaux, les jardins partagés, les bastides de Sainte Marthe, les grands ensembles, etc. Et Terre de Mars renouvelle l’agriculture urbaine en référence à cette historicité méconnue d’une Marseille ville-usine, une ville-campagne et une ville-port. Sans oublier, bien entendu, la composante fondamentale de l’eau : Marseille était une ville campagne car elle était irriguée, sorte de huerta urbaine. Ces rapports ville campagne remontent à la Grèce, où les citoyens étaient paysans, ou bien au Maghreb, quand le Sultan crée Marrakech, il crée également les jardins d’Agdal : il crée l’oasis en même temps que la ville.
Je suis content que de jeunes paysagistes reprennent ces traditions d’agriculture urbaine et les renouvellent. J’ajouterai également la pratique des jardins familiaux, comme ceux de la bastide de la Reynarde, où « Lieux publics » vient de réaliser un extraordinaire spectacle. De ceci, je tiens à répéter que la question de l’eau est vraiment fondamentale. La privatisation de l’eau aujourd’hui représente un réel problème, au-delà des besoins de la campagne marseillaise marquée par un climat méditerranéen, qui ont suscité depuis longtemps la mobilisation des ressources par le transfert, critiqué par les écologistes, des eaux des glaciers alpins sur le littoral provençal.
Bernard : Dans la suite de la question j’aurai voulu intervenir sur la question de l’eau agricole, différente de celle qu’on boit, et la privatisation affecte-elle les deux ? Comment se fait l’irrigation sur ce domaine de Terre de Mars ?
Maxime Diédat : d’une part, on a la chance d’avoir une carte à eau historique. Avant les compteurs d’eau, des cartes à eau étaient utilisées à Marseille – carte à trous, dont le nombre de trous détermine le nombre de m3/heure et le montant à régler. D’autre part, nous utilisons un forage en complément. Comme nous sommes plus hauts que le point gravitaire du Canal de Marseille, l’eau pression arrive du bassin Dol par la remontée du château d’eau du Merlan.
Didier : le dessin du bassin hydrographique est extraordinaire, avec trois-cent-soixante noms domaniaux. On dirait des veines, c’est d’une grande beauté ! Et la spécificité marseillaise d’un réseau d’eaux brutes, non traitées, qui servaient pour le nettoyage des rues, qui a été abandonné par manque d’entretien. Une spécificité qu’on a perdue !
Joëlle Zask: penser à supprimer la dichotomie entre ville et campagne peut être un bon moyen de repolitiser notre démocratie. La ville méditerranéenne a une histoire spécifique de gestion participative de l’eau. Le paysan n’est jamais seul, puisque les radicelles de ces plantes vont partout, ainsi que les pollens : les plantes s’essaiment. Et, par ailleurs, il a besoin de l’eau, qui doit être partagée. Dès l’Antiquité la ville méditerranéenne s’est fondée sur une gestion collective de l’eau. Moi qui travaille depuis très longtemps sur les questions de démocratie participative, j’avais participé à des ateliers de réflexion sur la gestion partagée de l’eau pour repenser les questions de l’aide au développement dans les pays du sud. Celle-ci se fondait auparavant sur l’introduction d’une technologie et un savoir-faire coûteux et totalement étrangers aux savoir-faire locaux. Ceux-ci ignorés menaient à des installations peu pérennes et peu partagées. La question de la gestion de l’eau est au centre de la relation ville/campagne. La cité est effectivement le lieu où on exerce le gouvernement commun. Des cités peuvent avoir la taille d’un village, alors que d’énormes agglomérations ne forment pas une cité. Au Moyen Age, un peu partout en Europe, et surtout dans le sud, dont le sol est de configuration pierreuse, des paysans vont s’acheter ou gagner une franchise auprès du système féodal, et vont s’assembler dans des bourgs, structure essentiellement politique, quelle que soit la distance entre les maisons. Maurice Aymard, collaborateur de Fernand Braudel, en parlait dans un article sur la naissance de la ville méditerranéenne.
La FAO dénombre 700 millions d’agriculteurs urbains sur la planète : il s’agit d’un urbain sur quatre ! Ce chiffre concerne, par exemple, 80% des russes urbains. Comment habiter la campagne ? Les architectes réfléchissent aujourd’hui à faire des chemins, des parcs de jeux, des routes dans les champs ! Pourquoi pas ? On peut aussi penser à l’envers de nos habitudes de penser. Végétaliser les villes ou urbaniser les campagnes : l’assouplissement de la frontière entre ville et campagne est intéressant pour changer la façon de penser la coopération humaine.
François s’interroge sur l’organisation précise des autogouvernements. Aujourd’hui il y a un gros retour des communs en France, mais aussi en Europe et en particulier en Espagne. On redécouvre des choses intéressantes dans l’histoire récente, comme en Espagne dans les années 1930 autour de Saragosse, avec des exemples de réappropriation de terres agricoles, d’autogouvernement et d’autogestion de la production agricole. Je viens de Bretagne où il y avait des communaux, et les villages étaient organisés en fonction. Les terrains proches du village étaient cultivés individuellement, et les landes plus lointaines étaient cultivées collectivement. Mais aucune trace n’existe de cette organisation. D’où ma question : existe-il dans la région des traces de formes concrètes d’organisation collective des espaces ?
Joëlle Zask : j’avais été à l’écomusée de Marquèze, à Sabres dans les Landes, où sont répertoriés les propos insultants contre les paysans, parfois même très anciens. C’était étonnant de trouver cela dans un musée, ça m’avait touchée. Le paysan landais a vraiment été insulté. Mais c’est parce qu’il y a une mise en invisibilité complète de la vie paysanne antérieure à Napoléon III, ce qu’on nomme d’ailleurs une « colonisation ». Napoléon III va coloniser les Landes, de même que les villes sont colonisées via Haussmann. Les systèmes sont analogues, pour contrôler les populations et rendre invisibles les autogouvernements locaux, très puissants dans les Landes. J’ai étudié ça aussi en Ariège. C’est là que se fabrique l’ancêtre du socialisme français, avec le système des « Chambrées », où les gens se réunissaient en fin de journée, pour se consulter. A l’instar de la démocratie athénienne, chaque citoyen peut se prononcer à condition d’avoir bien réfléchi à l’avance à sa question : chacun a un droit d’initiative et parallèlement un devoir d’examiner par lui-même la constitutionnalité de sa proposition. On y lisait le journal, aussi, qu’on commente collectivement, et un devoir de « perfectionnement » individuel et de responsabilité dans la prise de parole. Les Grecs, par exemple, sanctionnaient (amende ou prison) les citoyens qui prenaient à tort la parole, pour mal parler ou qui parlaient pour ne rien dire, ou qui contrevenaient aux lois constitutives. La prise de parole est liée à une éducation à la parole, et à une morale personnelle très forte. Les systèmes d’autogouvernement local ne sont pas des formes de démocratie directe. D’ailleurs, et il y a confusion en la matière, la vraie démocratie n’est pas une démocratie directe. Et déjà comme Platon l’a démontré, la démocratie directe se transforme très rapidement en tyrannie. A Marseille, dans le jardin ouvrier à côté de Grand Littoral, le système de gouvernance local relève du gouvernement partagé : avec un prix de location, des règles qui s’appliquent à chaque tenancier de lopin de terre, chaque lopin fait 100 m² environ, et l’organisation se fait au travers de règles d’occupation, de règles de partage, de règles d’accès à l’eau, etc.
La France est le pays où le jardin ouvrier, familial, partagé, a été de tout temps le plus contrôlé, et donc le plus mitigé et le plus détruit. En Allemagne, au début du XXe siècle, il y avait beaucoup plus de jardins partagés qu’en France. Cela s’explique par la même politique que celle d’Haussmann dans les villes, c’est-à-dire que le pouvoir central s’occupe de les administrer. Des gens comme l’Abbé Lemire, ou des ligues comme la « ligue française du coin de terre et du foyer » ou encore des hygiénistes, vont développer une vision très patriarcale et rationalisée du jardin partagé. Charles Fourier imagine d’introduire dans ses jardins utopiques le même ordre qui sévit à l’usine, avec des spécialisations comme des « pommesdeterristes » ou des « chouravistes ». En divisant le travail en autant de végétaux cultivés, se produit un ordre « engrainé » dans lequel tout le monde dépend de tout le monde, sorte de « solidarité mécanique » définie par Émile Durkheim. La division des tâches induit une forme de solidarité forcée.
Les jardins partagés ont heureusement suivi un cours différent de celui prévu. Mais le découragement qu’entraînait ce contrôle de l’Église ou de l’État ou du patron, a beaucoup entravé leur développement. Si un couple n’avait pas d’enfants après deux ans, leur lopin de terre leur était retiré. La « ligue française du coin de terre et du foyer » représentait un ordre moral contraignant. C’est cet esprit hygiéniste et rationaliste qui a provoqué une déperdition des jardins partagés en France, que Foucault a analysé en termes de contrôle. L’administration des populations s’est introduite profondément dans les recoins de la vie privée des gens.
Dalila, du collectif Safi : il y a des choses intéressantes sur la gouvernance dans les initiatives marseillaises. La balade que nous vous proposons cette après-midi, va commencer par les « jardins ouvriers familiaux de Saint Joseph », créés en 1941 et connectés au Canal. Une grande emprise de dix hectares de terrains agricoles gérés en parcelles. Les gens font la demande pour une parcelle. On peut les visiter lors des Journées du Patrimoine. Les familles viennent cultiver leur terrain, très peu engagent des expériences. Les moments de travail collectif sont succincts. En dessous, se trouvent la bastide Montgolfier et la ferme pédagogique, domaine municipal, à la différence d’ici où c’est un domaine privé. Ce domaine municipal a été scindé en deux, une partie en attente de projet sur laquelle nous travaillons avec des chercheurs du LPED , sur le parc urbain les Papillons les Papillons
Les chercheurs cultivent des parcelles avec des lycéens du lycée de Marseilleveyre. Ici les gestionnaires des futurs espaces verts découvrent que des papillons peuvent s’implanter dans les quartiers nord de Marseille, signe de biodiversité. C’est pourquoi un espace de « recherche/conversation » est dédié aux aménageurs et à ceux qui réfléchissent à des gestes jardiniers qui favorisent l’implantation des papillons méditerranéens. Tout ceci participe à la réflexion sur les trames vertes et les corridors écologiques.
Vous avez aussi le domaine de Font Vert, où des projets de jardins partagés sont développés dans un univers plus urbain. Tous ces jardins sont très expérimentaux, et c’est difficile de perdurer, principalement sur des dimensions de gouvernance que nous devons questionner. Comment les expérimentations peuvent-elles grandir et perdurer ? Comment peuvent-elles participer à des constructions d’une société un peu différente ?
Aux Aygalades, un jardin regroupe les habitants accompagnés par l’ADDAP13 : « ça coule de source », au pied des immeubles de la cité des Aygalades. Le bailleur social a proposé des parcelles aux habitants, avec une sorte de mainmise qui efface la production collective. Cela devient plus un espace de lien social qu’un espace jardiné. Il y a aussi la Nonciade. Ces jardins prennent plus de sens, quand ils descendent dans les quartiers, de par leur dimension alimentaire.
Christian Tamisier : les jardins du Castellas adhérent à la « ligue française du coin de terre et du foyer » issue de l’Abbé Lemire. Juste à côté, aux Aygalades, un autre jardin date également de 1900 et appartenait à la Caisse d’Épargne. Les besoins d’auto-alimentation pendant les restrictions de la guerre étaient convergents avec l’idéologie pétainiste : « travail, famille, patrie ». C’est pourquoi les adhérents ont pu, alors, obtenir la concession sur les dix hectares, endroit merveilleux, car situé sous le Canal, qui pouvait profiter de l’apport d’eau par voie gravitaire. Ils avaient tenté une extension sur le jardin qui s’appelle aujourd’hui Varella, avec une bastide. Mais ces modèles paternalistes des jardins familiaux viennent des industriels de l’est de la France. Ceux-ci avaient un projet politique qu’ils voulaient imposer au gouvernement de la France, tué dans l’œuf par la guerre de 1914-1918. La politique française a refusé ce modèle industriel, paternaliste de la Lorraine qui collaborait avec les Allemands. En France, et à Marseille en particulier, ce modèle s’est peu développé, également du fait de sa situation méditerranéenne où l’organisation institutionnelle n’était pas nécessaire car l’accès aux parcelles cultivées, dans ces villes-campagnes, se faisait bon an mal an et de façon spontanée.
Je voulais dire également que, à propos de ce qui était évoqué tout à l’heure sur l’Espagne ou la Bretagne, nous devons assumer aujourd’hui d’être à la fois des urbains mondialisés, dans le global, et de retrouver le local. On ne peut pas dire « en France, c’est comme ça » ; il y a de véritables différences entre l’est et le centre de la France, de même entre la Bretagne et le Midi. On a la chance de pouvoir échanger, croiser, comparer, être mobile, et de retrouver la proximité, par rapport au climat et à la citoyenneté. Il y a deux modèles d’agriculture en Méditerranée, celle créée par le capital et la richesse accumulée dans les villes-ports basée sur les échanges commerciaux, à l’échelle des grands propriétaires, ou latifundia, comme on voit à Aix-en-Provence ou dans l’Andalousie. Et celle correspondant à l’échelle de proximité, ou minifundium, contrôlée par le politique et le citoyen dans la ville-campagne méditerranéenne, telle qu’on la voit en Catalogne ou dans le pays Valencien. Ces modèles diffèrent de par leur accès à l’eau. Si on veut recréer de la proximité et de la citoyenneté autour de l’autonomie agricole, il faut retrouver les questions concrètes du local, selon l’eau, le climat et l’histoire.
Joëlle Zask : Mon travail surplombait les idées qui repensaient la démocratie, et surtout les liens entre démocratie et écologie, qui n’est pas assez puissante prise isolément. C’est intéressant de s’interroger sur l’autogouvernement, j’ai un projet de travail à ce propos. A partir de la culture de la terre, on voit que l’autogouvernement et le local n’entraînent pas le repli sur soi. Souvent on pense à tort à l’opposition global/local, alors qu’on peut très bien atteindre le local via le global. Ce n’est pas parce qu’on inscrit sa coexistence avec les autres dans une situation concrète qui devient un « laboratoire », un lieu d’inventions que pour autant on devienne indifférent au reste du monde. Au contraire, observer ce qui arrive à sa porte permet, aussi, de développer un esprit de tolérance, d’exigence vis-à-vis de soi-même, et de citoyenneté. Dès que la démocratie commence à la ferme, même si les États Unis ont suivi un chemin différent que celui prévu au départ, Jefferson et Emerson, les fondateurs du système américain de gouvernement, étaient des gentlemen-farmers ou des gens qui développaient une pensée expérimentale de l’agriculture. D’ailleurs, la fête la plus importante est bien Thanksgiving, fête agricole par excellence, fête de rencontres entre indiens et pionniers qui s’échangeaient leurs plantes et leurs traditions (maïs, courges, ce qui leur ont permis d’échapper à la famine). Toute expérience qui n’est que locale, peut dépasser le repli sur soi et l’intérêt personnel. C’est une forme de « générosité » du local qu’il est nécessaire de revisiter aujourd’hui, au travers notamment du jardin partagé qui peut en être l’antichambre.
François s’interroge sur quel rapport critique avec le concept de gouvernance ? Est-on condamné à vivre jusqu’à la fin de l’humanité à devoir s’organiser sous ce concept de gouvernance, ou bien est-ce qu’on peut imaginer un peu autre chose ? Est-ce qu’on ne vaut pas mieux que le pouvoir ?
Joëlle Zask : ce que j’appelle démocratie, et vous faites bien de me poser la question, est bien entendu le concept de démocratie libérale. Le terme doit être sans cesse défini. Nous n’avons pas d’alternative à la démocratie. Un philosophe que j’aime beaucoup et que j’ai traduit, John Dewey, un des fondateurs du pragmatisme, écrit que la démocratie est la seule manière de vivre ensemble, il n’y a pas d’autre alternative.
Mais il faut s’entendre sur les termes. Il y a beaucoup de théories de la démocratie, qui renvoie toujours à un système socio-politique auquel elle est comparée, puisqu’Hitler, Staline ou Mao prétendaient réaliser la vraie démocratie. Je vais me limiter à deux éléments, mais le sujet est énorme et je pourrai vous en parler pendant longtemps encore. Alexis de Tocqueville a traité de la démocratie libérale, c’est-à-dire l’association entre deux principes de gouvernement qui peuvent exister l’un sans l’autre : d’une part, le peuple prend part au gouvernement (et dans le système anglo-saxon le mot peuples est pluriel). Mon livre « Participer » en parle, et c’est assez exigeant. L’autre principe relève du gouvernement limité, avec l’idée née au XVIe siècle que le pouvoir n’est pas absolu, il doit être limité et dirigé. Montesquieu a une certaine vision de la limitation du pouvoir, La Boëtie en avait une autre, Montaigne également. Il s’agit de pensées humanistes. Le pouvoir c’est l’énergie, on en a besoin, mais il doit être arrêté, contrôlé et canalisé. Sinon c’est de l’agitation. L’action sans le pouvoir est impossible. L’action est un pouvoir, mais un pouvoir qui se traduit par des conséquences observables et qui peut changer la face du monde, même si c’est microscopique ou local. C’est ce que dit Marx, le pouvoir transforme le monde.
Ces deux principes associés forment une république constitutionnelle, ou démocratie libérale, concept assez nouveau puisque datant de 1780. Les fondateurs du système, en particulier les anti-fédéralistes américains, mais aussi les « anti-enclosures » anglais ou écossais, les « chambrées » landaises ou les « foyers » ardéchois, théorisaient la démocratie comme un art de vivre, des mœurs ou une « culture ». Les lois démocratiques sont des modes de vie qui concernent chacun. Le système démocratique de gouvernement repose sur une culture démocratique partagée, que Tocqueville évoque sous le terme de l’amour de la liberté, et sans celle-ci les lois elles-mêmes se vident de leur sens et peuvent devenir n’importe quoi. Ainsi la démocratie politique va s’accompagner d’une culture qui se décline en une philosophie de l’école, philosophie de la place publique, philosophie de la manière de travailler ensemble, etc. On peut donc décliner cette vie démocratique à l’usine, à la ferme, à l’école, à l’hôpital, etc. Comment favoriser l’essor d’une culture démocratique et renforcer des pratiques dans toutes les dimensions de la vie sociale. Je discute beaucoup avec les anarchistes qui m’interrogent de cette façon-là. Les anarchistes sont nombreux et de toute sorte, mais je m’entends bien avec eux, car on parle le même langage. La culture démocratique et l’anarchisme sont des théories politiques proches. Mais contrairement aux anarchistes socialistes, la théorie de la démocratie ne repose pas sur l’idée qu’il y ait un moteur de l’Histoire qui soit indépendant du Peuple. C’est la grosse différence.
François trouve effroyable que le concept de démocratie soit indépassable, et qu’il n’y a rien d’autre ! J’ai beaucoup de respect pour John Dewey, mais je trouve cela fou qu’on n’aura pas mieux qu’un gouvernement. Et puis cette réflexion sur le pouvoir… ce serait bien de laisser parler les autres… juste le pouvoir, c’est le plus bas degré de la puissance, disait Gilles Deleuze.
Patrick félicite ce livre, belle réhabilitation de la démocratie paysanne. Mais ce qui m’ennuie c’est cette opposition entre la classe ouvrière du XXe siècle, avec une dimension verticale, qui produit des appareils démocratiques et une démocratie très descendante, et l’horizontalité et la nécessaire coopération dans les campagnes. Il me semble qu’on oublie comment ont été créés les conseils ouvriers dans les villes, par exemple, qui ont produit une forme de démocratie qui a perduré. Cette opposition me choque un peu.
Joëlle Zask : j’ai voulu réinscrire les paysans dans l’Histoire de laquelle ils avaient été enlevés. Je ne voulais pas leur donner la place qu’on a donnée aux ouvriers dans l’Histoire. Je n’ai pas trouvé assez de documents sur les jardins ouvriers, et je pense que les paroles et les pensées des ouvriers ont été tout aussi « invisibilisées » que celles des paysans. Les ouvriers ne sont pas destinés à être des êtres conscients d’eux-mêmes, ce sont des moyens au service d’une fin ! Une fin capitaliste, ou bien au service du matérialisme scientifique.
Les jardins étaient également des lieux de conversation ordinaire, où on refait le monde. Peu d’auteurs ont vraiment valorisé cet art de se mettre d’accord, cet art de se gouverner sans en être. Se gouverner signifie : décider ensemble les conditions de vie future. Ce qui suppose beaucoup de choses, notamment de s’écouter, et de donner aux membres de la famille les outils qui permettent de communiquer à égalité avec les autres. Je serai intéressée d’avoir des documents qui relatent comment les ouvriers vivaient les jardins ouvriers, indépendamment du paternalisme capitaliste ou des « éducateurs » du peuple. Les ouvriers soviétiques avaient des lopins de terre, avant même les kolkhozes, et qui fonctionnaient mieux que ces derniers.
Tills fait partie d’un potager collectif à la Nunciade, aux Aygalades (le collectif « Chiendent ») pour produire de la nourriture pour nous et donner les surplus dans une perspective solidaire. Je comprends que le terme de démocratie puisse nous sortir par les oreilles, tant il contient une vision centralisatrice. J’aime bien ce que disait P.M., auteur d’une utopie sociale anarchiste qui s’appelle Bolo’Bolo. Ceux-ci n’étaient pas le peuple, ils représentaient les tribus dans chaque quartier. La démocratie était le gouvernement des tribus, donc une multiplicité. Ça comprenait l’échelle des voisins, seule échelle où on peut avoir un pouvoir sur sa propre vie. Cultiver le bout de terre qu’on a à sa disposition reste pour moi le début de cette chose-là.
Joëlle Zask : Bien sûr il faut revisiter cette notion de peuple. Le peuple est bien évidemment un pluriel. Les sous-groupes, dont il est constitué, sont également pluriels. Chacun d’entre nous est une pluralité. La démocratie fait droit à l’inconscient, par exemple, ou au vote dans l’isoloir différent du discours annoncé. Le problème des groupes consiste dans un mode de fonctionnement parfois anti-individu, ou qui ne respecte pas l’individu ou le développement de l’individualité. Ce qui peut aboutir à une secte. Le système républicain traditionnel français demande qu’on fasse le sacrifice de nos différences ou de nos caractéristiques individuelles non « communalisables ». Ce peut être violent. On peut aussi penser le groupe comme une fabrique d’individualités. Les Athéniens l’avaient bien pensé, les tribus n’étaient pas des communautés fusionnelles. Elles donnaient parfois un droit à l’individu contre le groupe, aussi un droit de s’associer librement, ou encore le droit de quitter le groupe. La vie moderne est faite de la libre circulation des individus de groupe en groupe. Faire droit à la pluralité de chaque individu dans le groupe est permis par une démocratie constitutionnelle, ce qui n’est pas le cas des visions collectivistes de la démocratie.
Christian Tamisier : en provençal, on dit « le monde, il pense ça ». A ma connaissance il n’y a pas d’études sur le vécu des jardins familiaux à Marseille. Les travaux de Françoise Dubosc sont très intéressants. A Marseille, il y a une hybridation entre le modèle du jardin et le modèle du cabanon, notamment dans les jardins familiaux de la « ligue du coin de terre et du foyer ». Il y avait à Mazargues, rue Joseph Ayguier, un ensemble qui porte le statut de « cure d’air » : ce sont des gens qui ne veulent pas cultiver, ils viennent sur leur lopin pour prendre l’air. Par ailleurs les cabanons, en bord de mer, étaient propriété de l’aristocratie des ouvriers du Port, avec une idéologie « anti-travail ». Il n’était donc pas question d’une bêche ou d’une pioche, c’étaient des gens liés à l’économie portuaire, pas du tout liés à la ville-campagne. Par contre, lorsque les jardins ouvriers, comme ceux du Castellas, par exemple, ont voulu s’étendre, les élus communistes du secteur s’y sont opposés, parce qu’ils étaient considérés comme les jardins « du Maréchal », ils préféraient un jardin public. Celui-ci est vide car il n’y a pas de population autour. Et la pensée globale de la technostructure institutionnelle reproche aux jardins familiaux de devenir une sorte d’habitat précaire, habitat abusif. Aux Aygalades, un ensemble de jardins familiaux a été l’occasion de construire des abris plus grands que la seule parcelle à cultiver, pour y dormir, y faire des fêtes ou des mariages ! Cette logique est complexe.
Les Pas Perdus parlent des jardins de Font Vert, devenus des jardins « à l’arrach », chacun décide comment il veut faire son jardin : la variété d’interpréter ce lieu est fascinante.
Et nous terminons par la visite de Terre de Mars ….
Infos pratiques
Pour venir sur le domaine de « Terre de Mars » :
25 impasse du Four de Buze, à Sainte Marthe Marseille, 13ème arrondissement
Accès en transports :
– TER direction AIX, descendre à « Sainte Marthe » [7min + 30 min à pied : suivre le chemin du Four de Buze].
–BUS N°34 [Réformés-Canebière ; descendre au terminus : « Guynemère » ; suivre le Chemin du Four de Buze, sur la gauche]
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